Les producteurs exécutifs et créateurs de QAF, Ron Cowen
et Daniel Lipman nous livrent en toute liberté leurs sentiments
sur le politiquement correct, la véritable masculinité, et les
réactions du public vis-à-vis de la série.
The Advocate : Si vous ne deviez choisir qu'un seul thème
pour définir la série, quel serait-il ?
Ron Cowen : Comme nous l'avons dit depuis le début
de l'aventure, il s'agit de garçons devenant des hommes. On
ne devient pas un homme en une journée. Le processus demande
plusieurs années, et c'est le fil conducteur de la série.
Daniel Lipman : J'ajouterais qu'il n'est pas nécessaire qu'une
relation dure longtemps pour compter. Quelquefois, une liaison
de deux mois peut être considérée comme une liaison de longue
durée. Par conséquent, je ne pense pas que nos garçons devenant
des hommes en s'impliquant dans une relation sérieuse soit forcément
synonyme de progression. Vous pouvez devenir un homme en restant
célibataire. Les relations amoureuses, dans la série, seront
toujours fluctuantes, parce que c'est dans la nature des personnages.
Est-ce satisfaisant, sur le plan artistique ?
Ron Cowen : Les personnages de nombreuses séries sont bien établis,
et ils ne changent pas beaucoup au cours des années, mais je
crois que pour Dan et moi-même, il est plus intéressant et plus
passionnant de faire évoluer constamment nos personnages.
Daniel Lipman : Les personnages nous montrent où aller. Par
exemple, une vie de couple peut convenir à l'un d'entre eux,
mais pas à un autre. Un personnage peut tomber amoureux, un
autre non. Dès que nous essayons d'imposer quelque chose à un
personnage, cela sonne faux.
Les personnages vous ont-ils semblé réalistes depuis le
départ comme ils le sont maintenant, ou avez-vous ressenti cela
en vivant avec eux depuis trois ans ? Ont-ils déjà pris des
chemins qui vous surprenaient ?
Daniel Lipman : Certains, oui. Par bonheur, nous avons tout
de suite été en osmose avec nos personnages, dès que nous
nous sommes mis à écrire leur vie. Nous avons aussi eu beaucoup
de chance avec la distribution. Je me souviens, j'étais sur
le plateau le deuxième jour de tournage du pilote, et tout ressemblait
déjà à un vrai petit monde. Ces personnages étaient tout à fait
vivants. Physiquement, les acteurs sont devenus leurs incarnations
parfaites, et leur ont donné tout leur réalisme.
Ron Cowen : Il m'est difficile de répondre à cette question.
De la même façon que vous vivez avec les membres de votre famille,
lorsque vous vivez avec des personnages, vous découvrez constamment
des choses nouvelles sur eux, qui vous font découvrir de nouvelles
choses sur vous. C'est une évolution perpétuelle.
Queer as Folk a montré pour la première fois à la télévision
une liaison entre un séropositif et un séronégatif. Eprouvez-vous
des responsabilités, par rapport à la façon dont vous l'avez
montrée ?
Ron Cowen : C'est un dilemme, puisque je ressens une double responsabilité.
La première concerne les personnages et l'histoire que nous
racontons, et l'autre concerne la communauté. Cela dit, je n'ai
pas à tenir compte de l'avis de la communauté pour créer. Je
donne donc la priorité à l'histoire que nous racontons, en espérant
que la communauté pourra s'y identifier.
Daniel Lipman : Je pense exactement la même chose. Ce type de relation
n'a encore jamais été vu à la télévision. Sur le plan de la
"responsabilité", je suis d'accord avec Ron. Quand
nous disons que nous sommes "politiquement incorrects",
cela ne veut pas dire que nous avons l'intention de choquer
quiconque ; nous voulons dire la vérité. Quelquefois, la vérité
n'est pas belle - quelquefois, les gens n'agissent pas bien.
Mais c'est humain, et nous voulons être "humains"
plus que politiquement corrects. Brian (Gale Harold) a sa façon
très spécifique d'être gay. Selon lui, les gays ne doivent pas
mener une vie aseptisée. Ce point de vue n'est pas celui de
tout le monde, mais c'est le sien. Tous les personnages ont
leur propre point de vue. Vous les mettez ensemble et vous obtenez
une riche mosaïque de personnages.
Ron Cowen : Parfois, nous devons nous boucher les oreilles pour
ne pas entendre ce qui se dit autour de nous, et écouter uniquement
nos personnages.
Daniel Lipman : Les gens tentent de s'approprier la série, en voulant
qu'elle soit le reflet de ce qu'ils vivent.
Ron Cowen : Nous sommes tous ainsi. Cela a été une expérience
initiatique pour Dan et moi, mais plus ça va, plus je pense
qu'il n'existe pas de "communauté", dans le sens où
tous les gays ne se ressemblent pas, pas plus que les hétéros.
Certains gays cherchent à s'intégrer au monde hétéro, et d'autres
veulent rester à l'intérieur de la communauté gay. Ces gens
ont tous des attitudes et des attentes différentes vis-à-vis
de la série, il est donc difficile de satisfaire tout le monde.
C'est peut-être impossible?
Ron Cowen : C'est impossible. C'est pourquoi, après un certain
temps, nous avons décidé de ne plus écouter les critiques et
d'écouter seulement nos personnages. Lors de l'élaboration de
cette histoire entre séropositif et séronégatif, nous savions
que certains personnages n'allaient pas être d'accord avec la
décision prise par Michael de rester avec Ben. Et ils ont exprimé
leurs réticences - même la mère de Michael. C'était très difficile
à écrire, car Debbie, qui d'habitude clame haut et fort ses
idées libérales, adopte soudain une attitude très conservatrice
dès que la santé de son fils est menacée.
Daniel Lipman : Elle n'est pas simplement inquiète pour la santé
de Michael ; elle soigne son frère depuis longtemps, et sait
exactement ce que la maladie représente. Elle ne veut pas ça
pour son fils. Sa réaction est plus protectrice que conservatrice.
C'est celle que toute mère aurait en cette circonstance, et
d'ailleurs, beaucoup de membres de la communauté gay étaient
d'accord avec elle. A la fin de la saison, on retrouve Debbie
au chevet de Ben, à l'hôpital, lui apportant du potage au poulet.
Elle a mis du temps pour accepter Ben. Si nous avons choqué
et offensé des gens qui sont séropositifs, cela n'a jamais été
notre intention. Nous avons simplement voulu que le personnage
de Debbie soit crédible.
Est-il difficile d'être un écrivain gay, essayant de s'appliquer
à raconter ses propres histoires, quand la communauté gay cherche
à faire de vous son porte-parole ?
Ron Cowen : Nous avons subi une grande pression, et je comprends
pourquoi. C'est précisément parce que nous, gays, avons trop
peu vu de représentations de nos vies dans tout ce qui vient
d'Hollywood, et parce que nous sommes la seule série qui le
fasse, réellement.
Daniel Lipman : D'un autre côté, Queer as Folk n'est pas un service
public - c'est une production artistique, au même titre qu'une
toile, une symphonie ou une pièce. La série n'a pas à répondre
aux questions que se posent les gens, ni à donner des informations.
Ce n'est pas un manuel d'entraînement militaire. Il y a deux
sortes de séries : celles qui vont à la rencontre du public,
et celles qui obligent le public a venir à leur rencontre. Et
je pense que Queer as Folk est du second type. Vous devez la
regarder. A contre-courant de notre société pleine d'à priori,
la série évite tout jugement.
Ron Cowen : La série présente de nombreux aspects - elle est
dramatique, elle est comique, elle est politique. Nous essayons
de raconter un maximum d'histoires concernant la communauté,
mais nous ne voulons pas être aux ordres de la communauté.
Daniel Lipman : Nous n'avons jamais eu l'intention de représenter
tous les gays. Non seulement tous les gays sont différents,
mais ils sont différents selon leur âge. Un gay de 22 ans est
très différent d'un gay de 60 ans.
Ron Cowen : Tout à fait. Et je crois que la série est perçue
différemment selon les générations. C'est un peu schématique,
mais je pense que les gays d'une vingtaine d'années apprécient
plus la série que ceux qui ont la quarantaine, et ont plus de
vécu. Nous avons perdu beaucoup de proches, nous avons dû nous
battre contre des préjugés, et nous avons connu des expériences
traumatisantes.
Daniel Lipman : Le public hétérosexuel aborde la série avec beaucoup
moins d'antécédents dans ce domaine.
Ron Cowen : Un des scénaristes de notre série a dit un jour quelque
chose qui ne quitte pas mon esprit : "Nous nous enfermons
dans un ghetto". Pour moi, c'est un constat tout à fait
déprimant.
Daniel Lipman : Cela peut être paralysant quand vous créez, et c'est
l'une des raisons pour lesquelles vous devez ignorer le monde
qui vous entoure dans ces moments-là.
Est-ce pourquoi vous écrivez à Los Angeles, avant le tournage,
plutôt que sur place, à Toronto ?
Ron Cowen : Je pense que de cette façon, l'isolation nous est
bénéfique.
Je pensais que tous ces avis, pour ou contre, ces louanges
et ces blâmes, finiraient par s'annuler les uns les autres au
bout d'un moment.
Daniel Lipman : Ce sont comme les acteurs de théâtre que nous connaissons.
Ils ne veulent pas lire les critiques pendant que leur pièce
se joue. Certaines critiques peuvent vous hanter malgré vous.
Elles ont de l'emprise sur votre travail, jusqu'à ce que arriviez
à faire face aux compliments et aux critiques, et que vous les
assimiliez. Dans notre cas, nous faisons une série complexe
tous les jours. Ce n'est pas comme un film, avec deux scènes
intenses parmi une centaine. C'est une remise en cause quotidienne.
Bobby et Peter jouent deux extrêmes opposés de la masculinité
et de la féminité, quelque chose que la jeune génération a moins
de mal à accepter que les gens plus âgés.
Daniel Lipman : Cela vient du problème intergénérationnel que nous
évoquions tout à l'heure. Si vous posez la même question à quelqu'un
de 20, 30, 40, 50, et 60 ans, vous obtiendrez cinq réponses
très différentes.
Ron Cowen : Je sais que les garçons d'une vingtaine d'années
sont très différents de ce que nous étions à leur âge. Ils ne
définissent même pas leur sexualité avec la même rigidité. Il
leur arrive de dire : "Je suis hétéro, mais si je rencontre
un type qui m'attire, je coucherais avec lui." Je
trouve que c'est très bien. Emmett, par exemple, est extravagant
dans son homosexualité, mais c'est, à mon sens, un personnage
particulièrement courageux. Quand il était avec George et lui
"apprenait" à "être gay", il a
utilisé cette formule "On les emmerde tous." Chez
lui, il était connu comme "Honeycutt, celui qui les emmerde
tous". Son courage surpasse son look, sa façon de parler
et son maniérisme, toutes ces choses qui sont des jugements
superficiels lorsqu'on l'aperçoit la première fois. Pour moi,
cela n'a rien à voir avec le fait d'être un homme. Je pense
qu'être courageux et honnête, comme l'est Emmett, est beaucoup
plus exemplaire de son humanité. Je respecte Emmett et le considère
comme un homme véritable.
Et Ben, interprété par Robert Gant, est tout le contraire
du cliché "costaud-efféminé", mais un personnage à
multiples facettes, à l'intérieur de ce schéma.. Qu'est-ce qui,
dans ces deux personnages, a tellement captivé le public ?
Daniel Lipman : Au moment où nous faisions passer des auditions
pour ce rôle, Bobby nous a écrit une lettre. Nous n'en avions
jamais reçue de pareille. Il disait que la série lui tenait
particulièrement à coeur, à plusieurs niveaux, et il voulait
réellement nous le faire savoir. Nous nous trouvions à Toronto,
et le casting se faisait à Los Angeles. Nous avons toujours
eu de la chance avec nos acteurs et leur implication dans la
série. La lettre de Bobby nous a beaucoup touchés, et nous lui
avons dit : "Il vaudrait mieux que vous veniez avec
vos valises [quand vous viendrez pour l'audition]." Je
pense aussi qu'il y a un courant d'idées actuel propice, et
peut-être que Queer as Folk y a contribué. Nous recevons beaucoup
de lettres de gens qui disent des choses du genre : "Je
ne savais pas ce qu'était un gay, et c'est une communauté que
je n'ai jamais vraiment aimée, mais la série m'a appris quelque
chose." Je suis persuadé que si vous restez dans l'authenticité
de vos personnages, la particularité devient universalité. Et
je pense que c'est à cela que les gens réagissent.
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