La série est finie depuis le 7 août, et ceux
qui l’ont suivie ont déjà les idées plus apaisées, après
les débats houleux qui ont bousculés l’autosatisfaction des
auteurs de cette mythique production «qui devait choquer le
monde et changer à jamais la manière dont les gays étaient représentés
à la télévision».
C’était la teneur de l’annonce : la teneur
de l’arnaque. Je fais partie des déçus de la fin de Queer
as Folk, même si cette déception ne m’a pas surpris au
vu de l’évolution des personnages depuis la saison quatre.
C’est une déception tenace, d’instinct et de raison. Parler de tous les personnages seraient laborieux,
je prends donc le biais que j’affectionne, en tant que B/J shipper,
petit sésame qui ouvre la possibilité d’être souverainement
partisan, pour rester sur le couple fétiche, celui qui
apportait l’élan romantique et piquant à la série, et autour
duquel tous les autres évoluaient plus ou moins. Que leur est-il donc arrivé, à ces deux amoureux,
après cinq ans de malheurs et d’embûches à faire pleurer dans
les chaumières et d’amour intense ? Tout et rien. Et pour
cause, la possibilité qu’il leur arrive quelque chose dépassait
le cadre admis de la série. Les saisons quatre et cinq n’ont été qu’une
erratique tentative pour ne pas faire évoluer une relation enlisée
jusqu’au cou dans ses contradictions. Passée la saison trois
et leur réconciliation, Brian et Justin, en tant que personnages,
disparaissent progressivement, au profit de clones, qui traversent
l’écran selon les besoins du moment. Ce remplacement est définitif
dès le début de la saison cinq, où il faut une dose de
bonne volonté pour les reconnaître, alors que tous les autres
se développent, eux stagnent, rejouent la saison un et deux
avant de revisiter en vitesse le catalogue Pronuptia et
de s’embarquer sur le bateau lavoir de Picasso. La rafale de clichés a de quoi laisser pantois,
ou hilare, et j’avoue avoir eu des moments de rigolade sur les
tous derniers épisodes. Faire de Justin le croisement de Warhol
et de Picasso, après que Brian lui ait joué la dernière scène
de Cendrillon, lui qui fut sa marâtre, dans la pire des
fanfics, on n’avait pas osé. Sans oublier le mariage des deux
poupons Ken, qui se regardent dans la glace, (oui...
l’image du baiser démultiplié est jolie) avant de réunir les
invités pour leur dire de remballer les cadeaux... Et de garder
le meilleur pour la fin, la non–séparation ou l’impossible
bonheur, enfin un mélange obscur et boiteux qui donne
libre cours à l’imagination et à l’impression du moment.
La fin de Queer as Folk, comme la beauté,
serait dans l’œil du spectateur : triste et désabusé il pensera
que l’affaire est close, de bonne humeur : il se dira que rien
n’est perdu, d’humeur neutre : il ne se persuadera que
la version qu’il regarde est amputée d’une scène ou deux. De
tous les côtés qu’on la considère, cette fin est bancale C’est le triomphe du modèle hétéro qui s’impose,
incarné dans le couple de Ben et Michael, leurs enfants
et leurs repas de famille. La dernière saison ne fait que remâcher le
choix entre acceptabilité et refus de la norme. Les deux versions
sont traitées avec un manichéisme puéril, et si Ben et Michael
sont assommants, Brian et Justin sont ridicules. Tandis que
Ted et Emmett papillonnent indéfiniment, et que les « filles
» sont incohérentes. Brian, qui n’a pas été assez châtié et humilié
avec un cancer des testicules, (la maladie castratrice bien
sûr) est devenu idiot. Il est obsédé par le Temps, le
temps que Justin passe à L.A. pour son projet de film et le
temps qui lui enlève sa jeunesse. Incapable de gérer ses angoisses,
il fait payer le prix fort à Justin jusqu’à briser leur couple.
Les deux souffrent le martyre de cet échec, Brian dans
la baise forcenée et Justin sur de grandes fresques noires,
un post modernisme très Soulage. Mais « l’amour ne se
nourrit pas de sacrifice » et les deux amoureux méditent la
pertinence des limitations imposées par l’assertion. Tout se joue entre la liberté du Babylon
et l’invention de leur relation, autant dire l’impossibilité
de choisir entre la techno et la popote : dans le monde de
Cowlip, il n’y a pas d’autre voie. C’est un double enfermement
sordide et pire encore : Grave parce qu’il sabre toutes les possibilités
d’«invention amoureuse» qu’incarnaient Brian et Justin. C’est
la sagesse d’une Amérique puritaine servie sur le plateau bien
chargé de Debbie. Il faut payer le prix et vivre selon les règles,
sinon la note sera salée. Pour Brian, elle le sera particulièrement. Le couple se reformera sur le drame
d’un attentat et la destruction de l’espace «sacré» de la liberté
qu’est le Babylon. A ce stade de catastrophe Brian peut
enfin se déclarer à Justin et, pour le reconquérir, devenir
un Prince Charmant d’opérette... Michael devient bien
un symbole de la lutte pour les droits de l’Homme et Justin
voit s’ouvrir les galeries de New York. Le réalisme
a basculé dans la science fiction.
La lâcheté de Cowlip a été leur incapacité
à détruire l’alternative gay incarnée par Brian et Justin
ou de la faire triompher. Au stade épique de leur histoire rien
ne dit qu’ils se sépareront d’ailleurs. Ils s’aiment et se le
répètent et se le prouvent depuis 5 saisons, Justin n’a aucune
raison de trahir Brian, et Brian, lui, dit enfin le petit sésame
tant attendu «it’s only time» un petit raccourci qui signifie
qu’il a assez de foi dans son amour pour l’attendre. Justin
est devenu «le meilleur homosexuel» qu’il pouvait, autant
dire que Brian a de quoi être fier, et la fierté est pour
lui un moteur essentiel : cette réussite vaudra bien quelques
vols New York - Pittsburgh. lls sont bien Roméo et Roméo. Si le temps
n'est plus le problème, rien ne le sera plus. Fin de la belle
histoire, dans l’eau de rose très distillée. Les larmes sont des larmes de joie, une joie
mélancolique tout de même, comme la disparition de Justin. Disparition
qui «signifie le passage du temps» ont dit Cowlip... disparition
tout de même puisque dans le mythique Babylon reconstruit et
entraîné par l’icône gay absolue que représente un Brian presque
déifié, Justin manque et manque durement. Cette absence a été
commentée comme une exégèse : Brian est-il une épave qui danse
sa jeunesse perdue ou un homme apaisé qui a enfin trouvé son
équilibre entre amour et liberté ? Celui qui le regarde lui
choisit un destin. Cowlip parle de Brian et Justin comme d’un
couple inséparable, les triomphes ou les défaites de Brian se
croisent, il a baissé sa haute garde, il a atteint une passion
fusionnelle avec Justin, rien n’est perdu et tout est à refaire.
Pour ma part, après avoir vu et revu ce finale, je pense que
le triomphe de Brian, pilier de la série, doit se faire en deux
temps, un temps de souffrance dans son couple pour tout ce qu’il
a représenté d’anti conformiste et donc de punition nécessaire
alors que son triomphe social et solitaire est acceptable. Le
mélange des deux, celui que Brian et Justin ont cherché toute
la saison 5, est moralement inacceptable.
Leur amour se célèbre dans la passion et
les larmes, entre les murs de leur loft, de leur manoir, de
leur atelier ou sous un pont, mais c’est un amour de souffrance
et d’épreuves à venir. Il va leur falloir attendre, languir
et espérer, comme toujours. Baisser le rideau sur leur célébration
au Babylon était politiquement incorrect, laisser le doute au
spectateur était une bonne morale pour une histoire qui avait
perdu son sens. Ce n’est donc pas le B/J shipper en moi qui
est déçu et triste de ce ratage, je suis d’un naturel trop gay
pour penser que leur couple est fini. Justin promet de revenir
et il a montré qu’il était fiable, Brian promet de ne plus compter
les heures comme autant de blessures, lui aussi a montré
qu’il savait tenir parole. C’est le spectateur qui pensait
voir une série conçue pour faire avancer les mentalités et célébrer
les différences et qui a vu servie une épaisse soupe moralisatrice. Mais Queer as Folk, dans sa version américaine,
comme dans sa version anglaise, a ouvert une nouvelle voie de
représentation des gays et de leurs styles de vie. D’autres
talents et d’autres histoires relayeront au mieux ces étapes
importantes. Brian et Justin eux, resteront comme un couple
archétypal dans nos mémoires et nos imaginations.
Yarlung
Merci à Qaf-community et à tous ses
membres, à Sandy et à ses forum et site, et aux enthousiastes
de la série sur le forum de Pink tv.
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